Grippe aviaire

 C e site est divisé en rubriques; l'une traite de la politique, une des médias, d'autres de la société, des sciences, etc. Et l'une traite de la propagande, celle où figure ce texte. Mais cette division est assez artificielle, bien qu'ayant une certaine cohérence. Notamment, une rubrique «propagande» n'est pas si évidente, car la propagande structure la société, structure les médias, structure la politique, induit le rapport de la société à la science, etc. Pour rappel, je présente la chose ainsi:

«Toute société a nécessité à fédérer ses membres autour d'une idéologie commune; pour y parvenir, elle usera de divers moyens qu'on regroupe ici sous le nom de propagande (du nom d'une institution catholique, la congregatio de propaganda fide, congrégation pour la propagation de la foi). Le Petit Larousse illustré 2001 la définit ainsi: «Action systématique exercée sur l'opinion pour faire accepter certaines idées ou doctrines, notamm. dans le domaine politique ou social». Je l'emploie en ce sens».

C'est clair: «Action systématique exercée sur l'opinion pour faire accepter certaines idées ou doctrines». Dans cette optique, l'éducation nationale est une forme de propagande, et un média fait de la propagande puisqu'il vise à propager une certaine vision du monde. En soi, la propagande n'est ni bonne ni mauvaise, c'est, le disais-je dans un autre texte, «un squelette pour la société», ce que je glose comme «une forme particulière d'un procédé général à l'œuvre dans la société: le but d'un gouvernement qui “communique”, d'un [médium] qui “informe”, d'une école qui “enseigne” ou qui “forme”, est en tout premier d'amener les personnes “sensibilisées” à admettre la validité d'une certaine analyse de la réalité et d'agir et penser en fonction de cette analyse». À titre personnel, j'ai un rapport plutôt neutre et distancié, et même positif, à la propagande; en tant qu'observateur de la société c'est autre chose: j'observe des phénomènes qui m'induisent à penser que, parmi les gens qui font de la propagande, beaucoup n'ont pas conscience d'en faire. Et c'est un problème. Car si vous faites de la propagande en toute conscience, vous saurez alors pourquoi, et si l'on veut vous en faire faire qui aille à l'encontre de votre but, vous refuserez ou au moins, vous vous arrangerez pour tourner ça en faveur de votre but; si vous n'en avez pas conscience il se peut qu'on vous incite à en faire pour un but contraire à vos propres convictions sans que vous vous en rendiez compte, ou même si vous le devinez ou le savez, il vous manquera les instruments pour contrarier la chose.


Le cas est «la grippe aviaire», mais pourrait être bien d'autres choses, pas un jour, un mois, une année ne se passe sans quelque «grippe aviaire» de sorte ou d'autre: on l'appellera «la canicule» ou «la guerre contre le terrorisme», «les candidats socialistes à la candidature», «la Constitution européenne», «la lutte contre le chômage», «Sarkozy», «Dieudonné» ou ce que vous voulez. Disons, un «non sujet» qui emplit les colonnes des journaux et occupe une bonne part des émissions d'information radio et télé. Il y a quelques temps, j'ai commencé un texte qui depuis est devenu très long, dont le thème de départ était, plus ou moins, la grippe aviaire (plus ou moins, car je m'y intéressais à la manière d'utiliser l'image avec un «sujet d'actualité» qui a précisément comme particularité de ne pas fournir d'image significative. Les seules véritables images qu'on pourrait relier sans équivoque avec la grippe aviaire sont celles des victimes, animales ou humaines, et sont justement les seules qu'il n'est en aucun cas question de montrer: en parler, oui; le montrer, non…). Dans ce texte (inachevé), je parle de deux articles de presse, une «enquête» parue dans Le Monde et intitulée «Scénarios catastrophe pour une grippe fatale», et un «reportage» publié dans Libération sous le titre «La nuit d'horreur d'une jeune fille de 18 ans» (dans l'autre texte j'évitais de rendre identifiable journal et «reportage», mais ici c'est moins praticable). Pour vous faire une idée de ces deux textes vous pouvez les consulter ici.

Suite à la lecture de la «nuit d'horreur», j'écrivis à son auteur. Voici le résultat de cette courte correspondance, dont j'aurais apprécié qu'elle se poursuive un brin:

«Olivier Hammam réagit à l'article suivant:
La nuit d'horreur d'une jeune fille de 18 ans
paru le jeudi 03 novembre 2005, écrit par Olivier BERTRAND dans la rubrique société

Bonjour,
Pour information, que signifie exactement vers la fin de votre article, la phrase «Les auteurs présumés […] n'ont “pas un profil de délinquants”»  ? Et de qui est cette précision, puisque mentionnée comme citation ? En vous remerciant d'avance de votre réponse.
Bien à vous.
Olivier Hammam.
[Réponse d'Olivier Bertrand]
«Bonjour,
Votre remarque est pertinente, la sémantique peut troubler, comme souvent dans des articles très courts. L'auteur de la citation est la source judiciaire citée plus haut (c'est pour cela que je ne la reprécise pas). Quant à la signification, les guillemets sont très volontaires. En la circonstance, cela semble signifier que les auteurs présumés ne sont ni connus des services de police, ni des éducateurs ou magistrats spécialisés. Qu'il n'y a pas de déscolarisation précoce, de troubles apparents du comportement lors des comparutions. Tout cela avant le début d'une instruction... Je ne sais pas si c'est le sens de votre question, mais les propos sibyllins du magistrat ne semblaient pas viser une origine sociale ou ethnique des auteurs présumés.
Merci de nous lire et d'avoir pris le temps de ce courriel. Bonne journée.
Olivier Bertrand.
[Ma réponse à la réponse]
«Bonjour encore,
    Et merci de votre rapide réponse.
    Et elle tombe très bien. Car en ce moment je mène un réflexion sur la manière dont les médias, et donc les médiateurs, nous informent, que ce soit explicitement ou implicitement.
    Vous aurez constaté que, dans mon propre message, je n'ai fait aucune suggestion quant à ceux que pourrait viser un “profil de délinquant”. Ma question était ce qu'elle semblait être: que voulait dire exactement la source citée en précisant que «les auteurs présumés [...] n'ont “pas un profil de délinquants”».
    Ainsi que vous me l'indiquez ce furent des “propos sibyllins”, donc sans précisions autres. Toutes les considérations déterminant un «profil de délinquant» viennent donc de vous, mais a posteriori et suite à mon message. Nonobstant le fait que lesdits critères, y compris celui d'être “connus des services de police [ou] des éducateurs ou magistrats spécialisés”, me paraissent non pertinents (ce n'est pas parce qu'on a “été connu” de ces services à un moment donné qu'on a un tel “profil” pour les siècles des siècles), en tant que lecteur de journaux, j'eusse aimé que vous sollicitiez un peu plus votre informateur quand il vous a dit la chose, pour qu'il explicite lui-même cette question. Je vous dis ça, parce que dans les articles concernant des faits de délinquance où on a affaire à des personnes réputées n'avoir pas un “profil de délinquant”, les critères sociaux (“famille sans problème”, “milieux aisé”) et géographiques (“quartier tranquille”) sont presque toujours invoqués et que, quand le critère ethnique est là, au moins en un premier temps il dessine un “profil de délinquant” (pour mémoire, avant plus d'informations le fait que les jeunes filles qui provoquèrent récemment un incendie en mettant le feu à une boîte aux lettres aient un “profil ethnique” apparut de prime abord “normal”: maghrébins = délinquants...).
    Le résultat de ces associations quasi-automatiques fait que si, pour vous, “les propos sibyllins du magistrat ne semblaient pas viser une origine sociale ou ethnique des auteurs présumés”, pour vos lecteurs il n'en alla peut-être pas de même. Sans vouloir vous ennuyer plus, ma réflexion tourne justement autour de cette question: comment, en croyant se faire les relais “neutres” de “l'information” les médiateurs se font les agents actifs d'une idéologie dominante, même quand ils n'y adhèrent consciemment pas.
    Désolé de cette réponse un peu longue. Je ne vous ennuyerai plus.

En toute amitié.
Olivier Hammam.

J'écrivais dans l'autre texte «J'espère recevoir une autre réponse, pour compléter cet aparté». Hélas, je n'ai pas reçue. C'est ainsi, le meilleur n'arrive pas toujours…

Je le relevais dans ma réponse à la réponse, l'auteur de l'article énonce à la fois les éléments qui font un «profil de délinquant», et postule que certains autres critères, «si c'[était] le sens de [ma] question», sont exclus. Du moins, exclus par son interlocuteur. Ce n'était pas le sens de ma question, qui, je le précise par après, «était ce qu'elle semblait être: que voulait dire exactement la source citée en précisant que “les auteurs présumés […] n'ont ‘pas un profil de délinquants’”». Certes mes propos «étaient sybillins» et certes mon intention était bien de recevoir une réponse de cet ordre, parce que mon interlocuteur est un journaliste mais aussi un lecteur de journaux et auditeur-spectateur de médias audiovisuels, et comme tel ne peut méconnaître que le «profil délinquant» habituel est: un jeune, vivant dans un «quartier défavorisé» et «d'origine sociale ET ethnique» – entendez: pauvre et basané. Non, le «critère objectif» est que «les auteurs présumés ne sont ni connus des services de police, ni des éducateurs ou magistrats spécialisés». Bref, selon Olivier Bertrand un «profil de délinquant» ça consisterait donc à «être connu des services». Problème, cela ne définit pas «un profil de délinquant» mais un délinquant récidiviste.

Pour moi la notion même de «profil de délinquant» est aberrante, mais si du moins elle existait, elle ne pourrait s'appliquer à un délinquant avéré. Ce qui ne signifie pas qu'un ancien délinquant n'aura pas un «profil de délinquant»: un conducteur d'automobile qui aurait provoqué un accident en commettant une infraction au code de la route est un délinquant avéré, mais tous les auteurs d'accidents de ce genre n'ont pas, je le présume, un «profil de délinquant», quelque chose qui participe de leur essence même ou de leur comportement habituel et qui les induira immanquablement à commettre des délits. En fait, la notion de «profil de délinquant» n'a pas de sens, pas plus que n'en eut au XIX° siècle «la bosse du crime» ou, au siècle suivant, «le gène du crime». Il y a une tendance forte et ancienne à réifier ou substantifier les comportements, qui s'adapte aux contextes: le «profil délinquant» a donc autant de sens que les concepts «sicentifiques» manipulés par la phrénologie ou l'approche spencérienne de l'hérédité, mais aussi autant que le karma ou la faute originelle: une explication causale simple de l'effectivité des actes. Le magistrat interrogé s'étonne donc que «les auteurs présumés […] n'ont “pas un profil de délinquants”», ce qui induit en creux qu'il considére que certains délinquants «ont le profil». Et on en revient à la question que je posais à l'auteur de l'article: qu'est un profil de délinquant ?

Sa réponse «raisonnable», quoique négative, est: «ni connus des services de police, ni des éducateurs ou magistrats spécialisés». Donc, un tel «profil» requiert d'être «connu des services de police, des éducateurs ou des magistrats spécialisés». Connu, mais à quel point ? Y avoir eu affaire un fois, deux, trois, cinquante ? Être connu de l'un de ces corps, de deux, des trois ? Avoir commis des infractions, des délits, des crimes, rien ? Car on peut en «être connu» pour la simple raison qu'on y a eu affaire, sans qu'il y ait de suite (on sait notamment que «les services de police» ont la fâcheuse habitude de garder des traces de beaucoup d'interactions avec elle qui n'ont rien à voir avec un acte délictueux, et de les verser dans cette catégorie; ces mêmes services et ceux de la justice ont aussi l'habitude de violer la loi en conservant des informations sur des condamnations qui ont fait l'objet d'une amnistie totale). Adhérer à l'idée que le fait d'être «connu des services» est un indice de «profil de délinquant», c'est plus ou moins adhérer à une conception fixiste des choses: délinquant un jour, délinquant toujours…

Là-dessus, il y a un problème: comment devient-on «connu des services» ? Et bien, en étant un jour confronté aux «services». Par exemple, en commettant une infraction, un délit ou un crime. D'où il ressort que nos «auteurs présumés [d']entre 14 et 22 ans» ont un «profil de délinquants», puisque désormais ils sont indubitablement «connus des services». Ce qui signifie que le critère proposé est inexact. On peut supposer que l'idée implicite de mon correspondant est plutôt “ordinairement connus des services”, “délinquants d'habitude”. Cela implique une méconnaissance forte de la réalité de la délinquance: la majeure partie des personnes ayant eu à «être connues des services» ne le sont qu'une fois ou deux (c'est le cas de 80% d'entre elles – cela valant pour les délits et crimes: on n'a pas de statistiques concernant les «multi-récidivistes» pour les infractions, par exemple les abonnés aux stationnements interdits ou à la fraude dans les transports en commun). Et cela implique aussi, comme dit, l'acceptation d'une conception fixiste des choses. Enfin, ça indique que l'auteur de cette définition, Olivier Bertrand, considère «normale» une assertion comme celle-là. Qu'il ne perçoit pas, justement, tout ce que sous-tend un tel rapport à la notion de «profil de délinquant».

Il y a le deuxième aspect: «Qu'il n'y a pas de déscolarisation précoce, de troubles apparents du comportement lors des comparutions». La première mention invalide l'idée suivante, qu'on discutera plus loin, selon laquelle «les propos sibyllins du magistrat ne semblaient pas viser une origine sociale ou ethnique»: l'essentiel des personnes connaissant une «déscolarisation précoce» sont «d'origine»: pauvres ou basanés, et souvent pauvres et basanés. Mais pour le moment, on se contentera du fait que, selon mon correspondant la «déscolarisation précoce» est un élément constitutif du «profil délinquant», ou au moins un indice de sa possibilité. Ça m'inquiète. Le second élément, les «troubles apparents du comportement», m'inquiète encore plus: est-ce à dire que la folie, la débilité ou la maladie mentale signent un «profil délinquant» ?

En creux, on a le «profil de non délinquant»: une personne qui n'est pas «connue des service», qui est ou fut «scolarisée tardive», qui a un comportement «sans troubles apparents lors des comparutions», bref, une personne socialement bien intégrée. D'où il apparaît que le «profil délinquant» se résume en: personne socialement mal intégrée. Un pauvre ou/et un basané, un débile ou un malade mental.

Enfin, il y a cette évidence: pour le redire, mon interrogation était simple, quelque chose de typiquement «sociologique», ne pas suggérer la réponse dans la question. Je vous la rappelle:

«Que signifie exactement […] la phrase «Les auteurs présumés […] n'ont “pas un profil de délinquants”»  ?»

Je disais cela aussi: il était très probable que la question de «l'origine» serait évoquée par mon correspondant. C'est une chose typique que j'essaie quant à moi d'éviter, mais sans toujours y échapper: faire des hypothèses sur ce que dit votre interlocuteur, tenter de «deviner le sens caché», ou quelque chose de ce genre. Souvent il n'y a rien de caché et ce qu'on «découvre» n'est que ce qu'on cache à soi-même. Enfin, pas strictement ce que l'on se cache, plutôt ce qu'on ne désire pas trop élucider. Pour mémoire encore, ce que m'écrivit mon correspondant:

«Je ne sais pas si c'est le sens de votre question, mais les propos sibyllins du magistrat ne semblaient pas viser une origine sociale ou ethnique des auteurs présumés».

Vous aurez constaté que mon interlocuteur, pourtant journaliste, pourtant reporter, pourtant partisan de l'«investigation» et du «fait», du moins l'espère-t-on, fait bien des hypothèses, il pense que «cela semble signifier que…» et se demande si «[ceci] est le sens de [ma] question». Le plus intéressant est que dans le cas du magistrat, il présume que «les propos sibyllins du magistrat ne semblaient pas viser une origine sociale ou ethnique», dans le cas de son lecteur, il présume par contre que ceui-ci pourrait penser qu'ils visaient «une origine sociale ou ethnique» ou plutôt, en ce cas, qu'ils l'écartaient. Ce qui nous ramène à mon postulat: si vous n'avez pas conscience de faire de la propagande il se peut qu'on vous incite à en faire pour un but contraire à vos propres convictions sans que vous vous en rendiez compte, ou même si vous le devinez ou le savez, il vous manquera les instruments pour contrarier la chose.

Autant que vous, autant que moi, mon correspondant connaît l'association habituelle, depuis quelques lustres, entre «profil délinquant» et «origine sociale ou ethnique», mais quand son interlocuteur lui dit que «les auteurs présumés [...] n'ont “pas un profil de délinquants”», selon lui il n'a pas dans l'esprit cette association. Mais lui, le journaliste, il ne l'a pas à l'esprit, quand il relaie son discours ? Si, puisque «quant à la signification, les guillemets sont très volontaires»: il n'ont pas, entre guillemets, un profil de délinquants…